La Grande Traversée

Polynésie Française - Message posté le

Jour 1

Une fois de plus la chaine cliquette, l’ancre est rentrée, le moteur ronronne pour nous sortir de la baie.

Après quoi nous montons les voiles, nous nous éteignons dans le silence de la nuit, seuls quelques lampes vertes pour tribord, rouges pour bâbord, et blanches pour l’arrière indiquent notre position aux quelques voiliers que nous croisons. Ce seront les derniers avant longtemps, on se sent vite seuls sur l’océan quand on n’a pas de recours au radar.

Nous quittons donc l’archipel des Galápagos sur le Tago Mago, cap vers les Marquises.

Il est 17h, la température à l’extérieur est de 29°C, celle de l’eau itou, l’hygrométrie est de 80%, Mesdames et messieurs, veuillez attachez vos ceintures… non mais vous vous croyez dans un avion ?

Non, le Tago Mago est un voilier et pas des moindres.

Quoique le doute était permis au vu de la distance à franchir avant la prochaine escale : 3000 milles nautiques, soit 5500 kms !

Galápagos-Marquises est souvent considéré comme la navigation mythique des tourdumondistes à la voile, c’est la plus grande distance à franchir dans un tour du monde par les routes classiques sans voir un seul bout de cailloux à moins d’en apporter avec soi.

Cette navigation peut durer entre 3 à 6 semaines disent-ils. Notre capitaine à nous qui n’a pas froid aux yeux veut la faire en 22 jours, se référant sur l’aventure du Caredas, son livre de chevet comme moi « On a roulé sur la terre » (Tesson, Poussin) est le mien. Si nous atteignons cet objectif, il sera satisfait de son bateau qu’il a choisi dans cet esprit de vitesse. C’est qu’il aime naviguer vite Frédéric !

Tago Mago semble être le bon choix de toute façon. C’est un Dehler 41, de fabrique allemande, 41 pieds soit 12.45m, coque en stratifié de polyester, c'est-à-dire à la fois robuste et léger aux performances intéressantes, 9 tonnes, gréé en sloop, un mat de 19m, son gréement de 102m² accueille grand-voile, génois, trinquette, tourmentin et un superbe spi symétrique que nous espérons tous voir un jour. C’est un fameux un-mats, fin comme un oiseau, hisse-et-hô !

La moindre brise le fait chevaucher les vagues comme un jeune étalon, je ne m’en fais pas pour ses performances.

Avant de partir, j’ai pu parler avec mon papa, ma maman n’était pas là. C’était entre un petit adieu et un grand au-revoir :

« - Je pars pour de longs mois, salut p’pa je suis plus joignable !

Ce n’est pas tout à fait vrai cependant. La technologie a apporté de nombreuses améliorations à bord depuis Magellan et consorts. Nous trouvons à bord téléphone satellite avec raccordement possible pour envoi/réception d’emails et fichiers météos, balise GPS montrant où nous sommes en live sur internet, une autre balise de secours au cas où nous devrons abandonner le navire dans la survie alertant service de secours international, navires et avions de ligne autour.

Certains bateaux sont aussi équipés d’une BLU, radio longues ondes pour communiquer à plusieurs milliers de kilomètres, rendant aussi possible l’envoi/réception d’emails et bulletins météos. Nous ne sommes plus vraiment isolés en fait.

Mais bon, causer aux parents avant de partir apparaissait comme une évidence de toute façon. Tous les fils du monde ne partent pas tous les quatre matins pour traverser le Pacifique après tout.

Cap au 240°, les voiles sont levées, le moteur s’est tu, l’île de Santa Cruz est laissée derrière nous dans l’obscurité grandissante. Je songe aux gens merveilleux que j’y ai rencontrés ainsi qu’à toutes ces merveilles naturelles.

Isabela s’approche à notre Tribord amure nous devons avant tout gérer le courant et les vents changeants proches de l’île.

Les quarts de nuits ont été décidés pendant leur traversée depuis Panama. En tant que remplaçant d’André je m’adapte à leur système d’équipes.

Entre 20h et minuit et de 4h à 8h, je serais d’équipe avec Fred.

De minuit à 4h, ce sera Laurent et Jean-Pierre. Nous tournerons chaque nuit. Delphine est mise hors-quarts, Fred ne veut pas la fatiguer outre-mesure. Elle remplacera finalement les uns et les autres toutes les 2 nuits à tour de rôle nous permettant une bonne nuit de sommeil de temps en temps.

8 heures de quarts contre 4 pour l’autre équipe ! C’est bien la première fois que j’entends parler d’un tel système en équipe !

Apparemment les quarts en équipe sont choses courantes sur les bateaux de régate, de manière à effectuer les manœuvres plus rapidement.

Changer de rythme chaque nuit rends impossible d’adapter son cerveau et son corps. Je fatigue vite. Mais en qualité de nouvel arrivant je n’ai que peu à dire. C’est de toute façon une belle opportunité pour apprendre à faire les choses différemment.

Nous commençons par la nouvelle lune. Une obscure clarté tombe des étoiles dirait Corneille et la voie lactée tranche la voute céleste de ses taches laiteuses. Aucune pollution lumineuse à déplorer à des centaines de kilomètres à la ronde. Les constellations et planètes se révèlent une à une.

La Grande Ours dans son ensemble bien plus grande que la simple casserole connue, le scorpion, Orion, puis Mars la Rouge, Vénus nous suivent de leurs mouvements imperturbables.

Au deuxième jour, la vie marine des Galápagos fait son apparition pour un dernier spectacle. D’étranges animaux montrent le bout de leur nageoires. Le corps sombre, un aileron crochu, une bosse au-dessus de l’œil, ce ne sont ni des dauphins, ni des requins, ni des baleines. Nous concluons à des cachalots sans trop être sûrs.

Quelques thons immenses sautent hors de l’eau nous donnant bel appétit et encourageant la mise en place de la ligne de pêche.

La cuisine est le lieu d’expression à bord. Chacun y va de ses spécialités. Lorsque Fred inaugure avec sa cuisine italienne de spaghettis en sauce et risottos, Laurent répond avec du Marlin en sauce au gingembre, Delphine se place timidement avec ses crêpes, Jean -Pierre s’impose avec sa mayonnaise faite-maison et je tente de maintenir le niveau avec mes riz au lait à la vanille.

Jour 11, nous commencions à désespérer de notre système « haute-technologie » de pêche à la traine (sandow, pince à linge, ligne et rapala), quand juste avant le coucher du soleil, Fred remarque une tension inhabituelle du sandow.

«- POISSON ! »

Quelques minutes de grande excitation plus tard, nous ramenons un superbe Marlin de 150 cm et pesant probablement ses 20kgs. En équipe de choc avec Laurent et Jean-Pierre, nous le vidons et découpons comme des éternels affamés que nous sommes. Une première pour chacun d’entre nous. La chair de ce poisson nous fera quatre journées entière, merci à toi mon vieux !

La vie à bord prend son rythme de tous les jours. Lecture, sieste, jeux d’échecs et backgammon, écriture, gymnastique chaque matin prennent la majorité de notre temps.

J’en profite pour réviser mes classiques, apprendre des nœuds, dévorer des romans et livres d’aventures, apprendre les théories de navigation.

Vivre les uns sur les autres pendant tout ce temps n’est pas forcément facile tous les jours. La fatigue et nos personnalités fortes et différentes parfois rendent les choses délicates. Il faut alors replacer nos pulsions dans le contexte actuel et l’intelligence de chacun régule ses frictions potentielles. La vie de tous les jours prend donc un aspect agréable.

Je suis assez chanceux pour avoir ma propre cabine à l’arrière. Fred et son frère Jean-Pierre partagent celle de devant, Laurent et Delphine la deuxième de derrière. En fait je partage quand même la mienne avec mon vieux Baroud de vélo, pas facile de nous séparer ! De cette façon nous ferons le voyage ensemble.

Jour 18 - Capitaine Crochet

Encore une fois un poisson est assez bête pour se prendre à notre rapala ‘Marlboro’ qu’il prend pour un vrai poisson. Du coup on le ramène à bord, pas bête, puis on a faim aussi nous !

« - Mais, maismaismais, ce n’est pas un poisson, c’est un REQUIN ! »

C’est un petit tout de même, pas plus de 1m de long.

Notre brave capitaine qui n’a peur de rien sauf que le ciel ne lui tombe sur la tête, manœuvre pour enlever le rapala de la gueule de la bête qui bouge encore… Voila qu’il fait un faux mouvement et PIK ! L’hameçon dans le doigt.

La mésaventure peut paraitre comique et bénigne vue de loin mais le capitaine est maintenant accroché à la gueule d’un requin, la nuit tombe et nous sommes au milieu du Pacifique. Branle bas de combat tout le monde cherchent des solutions.

Je commence par sortir le rapala de la gueule du requin, lui coupant complètement la mâchoire, heurtant durablement ma sensibilité pour le sort des animaux dans le monde.

Laurent s’occupe ensuite de virer le rapala de l’hameçon crocheté.

Le problème se précise : 2cm de vilain métal rouillé sont enfoncé dans la pulpe du doigt. Impossible de tirer, la forme de l’hameçon l’en empêche. C’est bien fait ces petites choses !

Aucun bistouris ni lames de rasoirs à bord, nous songeons donc à opérer au cutter. Après une rejection massive, nous optons pour couper l’hameçon à la pince monseigneur et de pousser le bout restant plutôt que de tirer… Pas vraiment une idée de génie. L’essai à la scie à métaux ne donne aucun résultat non plus.

Enfin, nous calculons 36 heures pour atteindre Hiva Oa aux Marquises, nous appelons au téléphone satellite et Fred se shoote au Topalgic. Pas une plainte depuis le début, impressionnant !

Par contre il gardera à jamais pour nous le surnom de Capitaine Crochet…

« -Terre ! Terre ! »

Le 2 mai, 18e jour de traversée, le fameux cri est lâché dans la nuit du matin. Une masse noire sort doucement de l’ombre, nous voyons alors l’ilot de Tahuata, quelques heures avant l’île de Iva Oa notre destination première.

Dans les lueurs du matin l’île revête toute ses couleurs et l’œil peut alors se poser sur quelque chose de nouveau. Quel étrange exercice cérébral, le cerveau sevré de formes et de couleurs après tout ce temps en mer donne d’étranges impressions, il me semble être ivre de voir !

Nous approchons la terrible Baie des Traitres surplombée par une immense falaise se précipitant droit dans la mer. A 9 heures nous mouillons l’ancre après 18 jours et 18 heures de traversée.

On l’a fait ! Bienvenue aux Îles Marquises !